Arrivée au port de Soléandre

La foule grossissait au fur et à mesure que l'heure tournait. Les marins, qui revenaient de destinations lointaines étreignaient leurs femmes, qui les avaient tant manqué durant tout ce temps. Ils embrassaient leurs enfant, les faisant tourbillonner en l'air. Tous avaient aux lèvres le sourire et le rire.
Ici, toutes les races se mélangeaient. Parmi ces effervescences, une jeune Elfe se dégager un petit chemin. Elle traînait derrière elle un superbe étalon noir, qui semblait bien calme. Elle était vêtue d'une tunique et d'une jupe aux couleurs d'automne, portait un carquois et un arc, et avait sanglé autour de sa taille une épée. Elle marchait d'un pas léger dans ses bottines en toile, s'émerveillant à chaque pas. Que de découverte pour elle, qui n'avait jamais quitté sa forêt natale !
Enfin, elle pouvait voir, en chair et en os, des Hommes, ces créatures fragiles, mortelles et si facilement corruptibles. Elle remarqua aussi quelques autres Elfes, mais pas sylvains, comme elle. Il y avait quelques nains mais très peu. En somme, la race qui dominait était bel et bien les Hommes.

Rosa Elwin marcha un long moment le long des quais, observant avec attention les bateaux qui s'y trouvaient. Et puis, il y avait la mer ! Elle n'avait jamais vu la mer. Un jour, elle se l'était promis, elle partirait à bord d'un bateau, vers des destinations lointaines, et elle reviendrait -peut-être- comme ces marins, heureuse de revoir les siens et de pouvoir leur raconter ces expériences.

Tout au long de sa balade, la jeune Elfe vit des tavernes, portant toutes une enseigne différentes. Certaines semblaient bondées, d'autres presque à vide. En passant devant l'une d'elle, elle décida de s'arrêter, de faire une pause. Elle attacha son cheval avec les autres, et entra. La taverne était peu lumineuse, pas très propre. Deux hommes complétement saouls dormaient sur leur table, un trio jouaient aux cartes et un autre homme vêtu d'une cape, la capuche rabattue sur sa tête fumait devant une chope de bière.
Rosa se dirigea vers le comptoir et attendit que le patron revienne. Il ne tarda pas. Elle le vit ressortir d'une cave, un tonneau roulant sur le sol.

-Bonjour charmante demoiselle. Que puis-je pour vous ?
-Bonjour monsieur. J'aimerais boire quelque chose, mais qu'avez-vous à me proposer ?
-Je vous conseille nos bières, elles sont délicieuses. Nous en avons une, venant spécialement des productions naines. Ce sont les meilleures. Voulez vous y goûter ?
-Ce serait avec grand plaisir ! s’enthousiasma Rosa.
Le patron lui sourit, et lui servit une chope de bière. L'Elfe s'assit au comptoir, et goûta à sa boisson. Elle n'avait jamais bu de bière et elle devait avouer que celle-ci était très bonne.
-Vous n'êtes point d'ici, lui dit le patron, pour faire la conversation.
-Non, je viens du Royaume de la Forêt d'Aubois.
L'homme réfléchit un instant puis reprit :
-Non, je ne vois pas. Mais ça fait toujours plaisir d'avoir de la clientèle féminine dans ces tavernes. C'est rare, vous savez.
-Je ne connais pas les tavernes. Il n'y en a pas par chez moi.
-Ah bon ? s'étonna le patron.
-Non. Et je n'ai jamais rien connu d'autre que ma forêt. C'est pourquoi je suis partie. Je veux voyager, et découvrir le monde !
Le patron partit d'un rire tonitruant :
-Tu m'as l'air jeune. C'est bien d'avoir un rêve et un idéal. J'espère pour toi qu'il se réalisera.
Rosa sourit, et but une nouvelle gorgée de bière.

Ivir Valens, fervent arbrosien, robe brune de son état et amateur de bonnes bières, était aussi grand joueur de cartes. Il était en train de plumer deux de ses ouailles -pour le plus grand bénéfice d'Arbros, bien entendu- à une table lorsque la jeune elfe pénétra dans la taverne. Le prêtre cinquantenaire en fut pour le moins étonné: certes, les milices du Duc et les Gardes du Cardinal patrouillaient les rues et maintenaient l'ordre, mais Soléandre n'en demeurait pas moins une cité dangereuse pour une fille seule. À plus forte raison en ces temps troubles de changement de régime. De plus, le quartier des tavernes n'était pas le mieux famé de tous...

Le religieux maintint donc un oeil et une oreille ouverts vers l'elfe, perdant au passage une belle occasion d'augmenter considérablement son saint magot. La jeune demoiselle était bien tombé: le patron, ancien commerçant acculé à la faillite par les gnomes de la Commanderie, était un bon bougre, cultivé et galant avec les dames. Il était de plus un peu prude, et par conséquent, contrairement à la plupart de ses collègues, il n'avait pas proposé à la jeune fille d'intégrer son « personnel spécial »... Un personnel que n'employait heureusement pas cette taverne. Si le Culte tolérait le jeu, les prêtres qui succombaient au péché de chair était habituellement punis si sévèrement qu'ils en devenaient ascètes!

Profitant de la fin de la partie -Ivir s'était heureusement racheté, doublant sa mise-, le prêtre d'Arbros se dirigea vers le comptoir, demandant une autre chope. Il put ainsi entendre la jeune elfe mentionner la forêt d'Aubois.

-Aubois? La Forêt d'Aubois? Là-bas, loin à l'Est? C'est que vous venez de loin, mon enfant! J'ai un grand ami à moi, compagnon de séminaire, qui s'est engagé dans les Ordres Missionnaires et qui, justement, officie dans ce noble royaume. Une perle, à ce qu'il m'a dit lors d'un de ces passages dans la cité.

Souriant, le prêtre essuya ses mains sur sa robe tachée, avant de tendre amicalement sa main droite vers la jeune elfe.

-Je suis Iris Valens, humble prêtre d'Arbros! Il me fait plaisir de vous saluer, mon enfant! Mais pourquoi donc avoir quitté votre belle et verte forêt pour cette Cité où les foules s'agitent sous la blanc manteau de Monseigneur le Cardinal?

La jeune Elfe n'avait remarqué l'homme que lorsqu'il demanda au patron une autre chope de bière. Il lui semblait bien renseigné quand il lui apprit connaître la forêt d'Aubois. Il lui semblait aussi fort sympatique. Elle ne connaissait pas Soléandre, et se dit que cet homme pourrait bien être un guide pour ses débuts dans la Grande Ville.
Quand il lui tendit la main, elle la serra avec un grand sourire aux lèvres :
-Et moi je suis Rosa Elwin, princesse de la Forêt d'Aubois. Pourquoi ai-je quitté ma verte forêt, me disiez-vous ? Cela fait des siècles que j'y vis, sans rien savoir du monde extérieur. Je suis de nature curieuse, voyez-vous. J'aime l'aventure (bien que, jusqu'à présent, je n'ai jamais eu l'occasion d'y partir), et je suis passionnée de voyage. C'est pour découvrir le monde, m'instruir, m'enrichir, que je suis partie !
Elle fit une pause, pendant laquelle elle détailla rapidement l'homme. Il avait un visage amical, qui lui plaisait. Puis, enfin, elle reprit :
-Vous dites venir d'Arbros. Je ne connais pas cet endroit. Où est-ce ?
Puis elle enchaîna rapidement :
-Je découvre tout juste Soléandre. Vous, vous semblez connaître quelque peu la ville. Peut-être pourriez-vous me renseigner. Où aller pour commencer ? Comment est régie la vie, ici ? Quels sont les endroits peu fréquentables. Bref, je veux tout savoir !
Un rire tonitruant se fit entendre. C'était le patron.
-Vous êtes bien curieuse, mademoiselle ! Mais c'est bien, oui, c'est bien. Je suis sûr que Iris valens, ici présent sera pour vous un bon guide pour vos premiers pas dans les grandes villes. A condition, bien sûr, qu'il y consente.
Il fit un clin d'oeil à l'homme, avant de partir servir un nouvel arrivant.

Ivir Valens roula de gros yeux catastrophés lorsque la jeune elfe lui demanda « où était Arbros », tandis que ses deux compagnons de cartes, qui s'étaient rapprochés, éclataient de rire. Le prêtre se demanda même par quel miracle une elfe si jeune, si charmante et si naïve était parvenue vivante dans Soléandre depuis l'Est lointain. Tant de candeur, et chez une future tête couronnée qui plus est, c'était proprement renversant... et tellement rafraîchissant!

-Où est Arbros??? Mais partout, mon enfant! Partout! Dans chaque arbre, chaque arbuste, chaque feuille et chaque brin d'herbe. Arbros est le Maître des Forêts et de la lune, sage parmi les dieux sages, père des Arshees et Seigneur des Vertes Forêts. Son Culte vous est certainement connu, mais sous un autre nom, fort probablement. Nous, gens d'Arbros, n'avons commencé notre oeuvre missionnaire dans l'Est que depuis peu de temps, et les Arméliens y sont nombreux. Peut-être d'ailleurs, êtes-vous armélienne?

Voyant le regard perdu de la jeune elfe, Ivir Valens s'empressa de changer de sujet.

-Toujours est-il, mon enfant, que tout comme mon père et son père avant lui, je suis né en Soléandre -et je compte bien y mourir! J'ai cependant la grande chance de faire partie du Culte d'Arbros, et j'ai pour mission d'aider les faibles et les démunis de cette ville. De plus, pour répondre à vos questions, Soléandre est présentement régie par le Duc Eregain dans les titres, et par le Cardinal Blanc -pardon, le Patriarche- dans les faits. Une nouvelle tête, et une vieille, mais tous deux en place depuis seulement quelques mois: Sa Seigneurie vient tout juste de renverser la Tyrannie des Trois, avec l'aide de son Éminence, qui nous a fait le don d'un retour en ces temps troubles. Mais ce sont là choses complexes! Nous en reparlerons plus tard!

Le prêtre, apparemment, était un véritable moulin à paroles. Il ne marqua guère qu'une courte pause, reprenant une gorgée de bière, avant de poursuivre.

-Pour ce qui est des endroits fréquentables, celui-ci n'en est certainement pas un, et je vous dirais que partout dans la Cité, sauf peut-être dans certaines parties du Haut-Bourg et du Quartier des Temples, il est dangereux pour une jeune fille de sang noble et de belle allure de se promener seule! Soléandre n'est pas Aubois, et de mauvaises gens y circulent. C'est pourquoi je me dévoue, et vous servirai d'escorte, sitôt que j'aurai fini cette chope. En attendant, puis-je répondre à d'autres de vos questions? Et quelles parties de notre Sainte Cité souhaiteriez vous visiter?

Rosa garda le silence quelques instants, afin d'assimiler tout ce que le prêtre venait de lui expliquer. Puis elle se concentra sur sa dernière question : quels endroits de Soléandre voulait-elle voir ?
Elle dodelina légèrement la tête, puis répondit d'un ton hésitant :
-Euh... je ne sais pas encore quels endroits j'aimerais voir. Mais si vous, vous en avez un à me proposer, je suis prenante !
Voyant que l'homme ne répondit pas, elle ajouta :
-Peut-être que le Haut-Bourg serait intéressant à voir. C'est un quartier riche, n'est-ce pas ? Ce serait intéressant d'y voir comment les gens riches d'ici se parent !
Elle émit un rire. Puis elle s'adressa au patron, qui, depuis qu'il avait servit son nouvel arrivant, ne perdait pas une miette de la conversation :
-Pouvez-vous me resservir de cette bière ? Elle est exquise, vraiment !
Le patron sourit et s'executa. Quand il revint avec une nouvelle chope remplie, Rosa en but une longue grogée avant de se trouner vers le prêtre.
Celui-ci semblait la regarder avec amusement.

Rosa ne savait pas quoi dire, et elle avala une nouvelle gorgée de bière. Les deux autres joueurs de cartes venaient de s'installer à côter de l'homme, et buvait eux aussi une chope.
-La bière est la boisson favorite ici ? interrogea Rosa.
-Comme dans beaucoup de taverne, répondit le patron. Elles viennent toutes d'ailleurs, beaucoup sont de productions naines ; ils en font des très bonnes. De tous temp, ça a fonctionné comme cela. Bah, tu moment que ça marche bien, moi je ne suis pas contre !

Après avoir fini sa chope, la jeune Elfe se tourna vers le prêtre, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis. Elle lui dit :
-Quand vous le désirez, moi je suis prête à partir !
Elle sourit.